Ca court à la maison ce soir. La
Maman, elle a dit « Ca ! Tu vas mettre ça ! ». Alors la
gamine, elle est heureuse parce que cet ensemble ressemble à celui de la Maman,
qui est toujours bien habillée, bien maquillée, comme sur les magazines qu’elle
achète mais que la gamine n’a pas le droit de toucher. Mais qui font envie,
parce qu’ils brillent, ils rutilent de couleurs criardes sur papier glacé.
Glacé comme la Maman quand elle prend la gamine en train de les voler. Ce qui
reste de chaleur après le passage de la main de la Maman sur le visage de la
gamine, c’est la brûlure de la gifle. Mais ça, « c’est comme ça ».
Ca court à la maison ce soir. La
Maman elle a dit « Viens aider maintenant ! ». Alors la gamine,
elle est heureuse parce qu’elle va pouvoir cuisiner comme la Maman. Elle
découpe des carrés dans le pain pendant que la Maman continue de courir en
faisant plein de bruit avec les casseroles. Elle a donné des pots à la gamine
avec plein de choses dedans, et elle a posé la soeur à côté pour qu’elle
aide aussi. Mais elle est trop petite, la soeur, elle joue avec les petits œufs
tout noirs qu’il y a dans les pots, au lieu de les mettre sur les morceaux de
pain en carrés. La gamine lui a dit que c’était pas bien, qu’il fallait pas les
mettre comme ça, mais la soeur s’énerve, et fait du bruit. La gamine commence à
avoir un peu peur parce qu’avec le bruit des casseroles, ça commence à irriter
les oreilles de la Maman, elle le sent, c’est dans l’air, ça râle. Ca va
tomber, mais sur laquelle ? Paf, sur la gamine, parce que c’est la plus
grande, l’avait qu’à surveiller la sœur. Ca a calmé la Maman, elle fait même
des bisous à la gamine, et elle l’aide à terminer ses pains carrés. La soeur
s’énerve plus et fait plus de bruit. C’est déjà ça.
Ca court toujours à la maison ce
soir. La Maman elle a dit « Allez venez, on va mettre la table,
maintenant ! ». Et là, la gamine elle est toute excitée parce qu’on
passe au salon et qu’on allume les éclairages indirects et les bougies. Ca sent
bon, c’est joli, orangé, et ça annonce les invités et la musique. La Maman,
elle adore Glenn Miller, et quand il y a des gens qui viennent à la maison,
elle met toujours le disque, et quand la gamine entend les premières notes
retentir, elle ne pense plus à mettre la table, mais à courir autour. Ca énerve
la soeur qui lui court après, et là, la gamine se dit que la musique associée
au bruit de la soeur qui s’énerve, vaudrait mieux arrêter. La Maman avait l’air
fâché, mais elle s’est calmée. Elle pose les couverts en argent sur la table en
regardant la gamine, qui comprend. Calmement, elle prend les fourchettes, les
couteaux, les cuillers, tout ça ensemble dans ses petites mains, et dispose
tout comme la Maman elle lui a appris à faire. La soeur est partie jouer dans
sa chambre, faudrait pas qu’elle casse les verres. "Ah non, faudrait pas,
ça".
Ca fourmille à la maison ce soir,
y’a plein de gens qui arrivent. La Maman, elle commence à changer. Le Papa, il
est descendu, il s’est réveillé. La Maman se tient droite, elle sourit, elle a
l’air détendu, pourtant elle est vraiment toute droite. La gamine est près de
la porte et elle l’observe. Elle se tient comme elle parce que c’est joli, la
taille fine, les épaules découvertes et la tête coiffée d’un chignon. Sauf que
la gamine n’a pas eu le droit de faire de chignon, elle a dû mettre son
serre-tête. Encore. « C’est comme ça ».
Ca dévore et ça boit à la maison ce
soir, y’a plein de gens qui parlent et qui rient. La Maman, elle s’est
transformée. Elle est plus raide du tout, elle appuie son coude sur la table et
elle met son menton dans le creux sa main, tout en parlant avec les invités qui
mangent et qui boivent. C’est joli, comme elle est bancale, la Maman, la gamine
la voit pas souvent comme ça. Elle met aussi son coude sur la table, mais ça
fait pas pareil, elle peut pas mettre son menton dans le creux de sa main comme
le fait la Maman, parce qu’elle est trop petite. Elle appuie sa joue dessus.
Mais c’est pas grave parce qu’elle est toute bancale aussi. Mais d’un coup, la
Maman, elle se fâche : « Ne te tiens pas avachie comme ça, c’est pas
beau ! ». La gamine comprend pas bien, mais elle enlève le coude de
sur la table et met ses mains dessous. Elle regarde les gens autour, ils mangent,
ils boivent, certains les coudes sur la table, d’autres les mains sous la
table. Hop ! La Maman, elle se fâche encore, parce qu’on mange avec ses
mains sur la table, pas en dessous. La gamine… elle est un peu surprise, elle
comprend plus bien, donc elle met ses mains à plat autour de son assiette. La soeur,
elle, elle joue avec ce qu’il y a dedans. La Maman se calme et même qu’elle
sourit, elle les regarde toutes les deux. Les mains autour de l’assiette.
« C’est comme ça. »
Ca boit et ça boit à la maison ce
soir, y’a plein de gens qui parlent et qui rient. La Maman aussi, elle rit
beaucoup, elle est vraiment plus du tout comme d’habitude maintenant. Le Papa,
il pique du nez dans son assiette. Il a mis ses coudes sur la table et tient sa
tête entre ses deux mains. La gamine, elle comprend pas ce qu’il a le Papa et
pourquoi la Maman elle lui dit rien. Alors elle demande à la soeur ce qu’il a,
le Papa, mais elle joue toujours avec ce qu’il y a dans son assiette et elle
répond pas. De toute façon, personne comprend jamais quand elle répond,
celle-là. Alors la gamine essaie de demander à la Maman. C’est toujours
difficile de demander quelque chose à la Maman quand il y a des invités qui
viennent à la maison, parce qu’on dirait que les questions de la gamine sont
émises sur une autre fréquence. « Maman… Maman… Maman...
Maman… Pourquoi il dort le Papa et pourquoi il a les coudes sur la
table ? ». « Oui ma chérie ». Et là Maman, elle se remet à
discuter avec les autres invités. Quand t’es petit, on t’entend pas. C’est
comme ça.
Ca boit et ça boit toujours à la
maison ce soir, y’a plein de gens qui chantent. La Maman aussi, elle chante. Le
Papa, il est remonté, pour dormir dans le lit, les coudes où il veut. Les
gamines s’ennuient, y’a plus d’assiettes. Elles ont demandé le droit de sortir
de table, mais la Maman elle s’est fâchée, elle n’a pas voulu "parce que
ça n’était pas poli pour les invités ". La gamine a alors demandé
pourquoi le Papa était remonté, et pourquoi elles pouvaient pas monter aussi
parce qu’on les écoutait pas et qu’on les regardait pas, d’abord! Et là, la
Maman elle a encore utilisé l’archer sans colophane qui fait que rien ne sort
plus des cordes vocales de la gamine : « Je suis ta mère, tu me dois
le respect et c’est comme ça ».
C’est calme et c’est paisible à la
maison maintenant. La Maman, elle chante plus, elle boit plus, elle traîne en
bougeant lentement les hanches. C’est joli. La soeur, elle est au lit parce
qu’elle a fait comme le Papa, sauf qu’elle a pas mis la tête dans ses mains, et
qu’elle a mis le nez dans son gâteau et qu’elle s’est encore énervée. Ca a fait
du bruit ! La table est débarrassée, les invités ont absolument voulu
aider la Maman qui disait que c’était pas la peine, que la gamine, elle était
là pour ça. Mais en fait, elle était très contente la Maman, c’était vite fait.
Elle s’est assise dans le fauteuil et elle a dit à la gamine de venir s’asseoir
sur l’accoudoir. Elle la regarde maintenant sans la voir on dirait, elle est
vraiment pas comme d’habitude la Maman. Elle est fatiguée, qu’elle se dit la
gamine. La Maman la prend dans ses bras et la berce en lui faisant des bisous.
Elle aime bien, la gamine, quand c’est comme ça. C’est comme quand la soeur,
elle était pas là. Comme quand les invités, ils sont pas là. Elle ressent plus
que jamais l’admiration qu’elle porte à la Maman, là, maintenant. Parce que
c’est comme ça.